Nous allons réanimer la matière : les objets ont une âme!

Nous allons réanimer la matière : les objets ont une âme!

Dans l’humeur pluvieuse et triste de l’automne, c’est le choix des couleurs ! Es-tu gilet jaune, bonnet rouge, ou es-tu violet ? Sommes-nous en mesure de vraiment choisir ? Tout semble conditionné, manipulé. Nous cherchons désespérément des slogans, des références historiques auxquelles nous raccrocher, tandis que l’homme le plus puissant de la planète gouverne par tweet. Pour qui se prend-il pour rivaliser avec les pépiements des vrais oiseaux ?

L’excès est partout. Il y a trop de surfaces commerciales, trop de voitures, trop de livres édités (700 publications lors de la dernière rentrée littéraire). On dirait que tout est fait pour nous donner l’impossibilité d’effectuer des choix véritables. Un sentiment de ras-le-bol, de trop plein empêche la distance, la réflexion et l’échange. Et pourtant il y a des auteurs, des dramaturges, des chorégraphes exceptionnels en ce moment.
Que faire de toutes ces énergies ? A la Nef, nous avons à faire le choix entre 80 propositions de résidence pour la saison prochaine. Pour les projets à venir, nos choix seront radicaux, et je ne vais pas me faire que des amis.
Je voudrais vous redire, utilisateurs de la Nef, qu’il y a toute l’année une équipe disponible, à l’écoute, et qui travaille, malgré les défauts de financement, à vous offrir un maximum de confort pour les créations. Je voudrais également vous redire que l’ensemble des activités, des résidences, des formations et des actions artistiques est constitué pour le bien commun. Si j’insiste là-dessus, c’est parce qu’il me semble que les nouvelles générations, bien que talentueuses, ont peu le sens du collectif. Elles sont frappées du syndrome du kleenex : prendre et jeter.

L’omniscience, l’omnipotence, le règne absolu de la subjectivité a gagné depuis la chute du mur de Berlin, en 1989. En fait, ce qui nous manque le plus est le rêve. Nous ne rêvons plus, nous ne transcendons plus. La faillite de la culture est patente. L’écologie s’en sort un peu mieux, mais peut-on parler de transition écologique à la culture ? Est-ce que le développement durable a un sens artistique ?
En 2003, lors la dernière grève des intermittents du spectacle, on ne parlait absolument pas de culture, on parlait de statut, de catégorie. Je me souviens d’Ariane Mnouchkine qui s’était faite insulter au festival d’Avignon, alors qu’elle appelait les artistes à remettre la question de l’art au centre du débat. Pas facile d’être hors norme et hors catégorie.

Porte de la Chapelle, à trois kilomètres de la Nef : c’est l’Enfer. Les damnés de la terre sont là. Et nous à côté, passons nos énergies à faire des créations.
Comment résister à l’anesthésie générale ? Le mouvement des plaques tectoniques du nationalisme et du libéralisme triomphant entraînent la dérive des continents. La méfiance et l’individualisme se généralisent au mépris de l’humanisme. Le glissement vers l’extrême droite s’opère. Le désastre est imminent. Il est écologique certes, mais avant tout culturel. Où avons-nous failli ? Qu’avons-nous fait des figures tutélaires de la décentralisation ? Des Malraux, des Vilar, de tous ces pionniers-là. Au passage, petit coup de chapeau à Alain Léonard, créateur du festival Off, qui vient de nous quitter.
Arrêtons de croire à l’ordre providentiel, au guide suprême, au système pyramidal. Si nous remettons au centre du débat notre relation à la créativité, à l’imagination et au bien commun qui nous dépasse, nous déboucherons sur un nouvel ordre où les gens pourront se sentir respectés et entendus. Il faut savoir remettre en question la démocratie. Elle a fait faillite. Il nous faut la réinventer.
Nous allons réanimer la matière : les objets ont une âme. Je ne veux plus être la marionnette de qui que ce soit, en tout cas pas selon le sens péjoratif que donnent les politiques à cette expression.

Il y 12 ans, j’avais annoncé que la Nef serait un lieu de résistance. Plus que jamais, nous y sommes.
Quelle que soit la forme utilisée, vous disposez de dix minutes pour venir exprimer votre refus de ces dérives au cabaret de la Nef, tous les premiers dimanches du mois.
La Nef n’a jamais aussi bien portée son nom : manufacture d’utopie. Elle n’existera que si vous, public, artistes, y mettez du votre. Nous sommes toujours à la recherche de bénévoles et d’avis bienveillants sur notre fonctionnement.

Je n’ai jamais pris beaucoup le temps de militer, ni dans les manifestations, ni au sein des partis politiques, et très souvent, je m’interroge sur ma non-action dans ce domaine-là. Politiquement, c’est lorsque je dirige Marie-Pascale Grenier pour les répétitions de LA PLUIE, lorsque je vois jouer Serge De Laubier et son méta-instrument, lorsque je vois Ilka Schonbein manipuler son grillon, que je me sens à ma place. Dans toute ma « carrière professionnelle », j’ai essayé de lier intimement mon métier et mes engagements.
Vos retours et vos applaudissements ont souvent été le seul repère, la seule évaluation, quant à la place de la Nef dans la société. Une forme de succès autorise la légitimité, mais désormais cela ne suffit plus, et je pense vraiment que la culture a failli. Nous n’avons pas réussi à communiquer notre sidération et notre émerveillement.
L’importance capitale de refaire le travail dans les écoles, de rendre accessible le meilleur à tous, de jouer dans des endroits non-conventionnels, hors des scènes-battues, doit rester dans nos priorités quotidiennes. Il n’y aura jamais à la Nef de politique vers le public, de stratégie de communication. C’est à nous, les artistes, d’être au plus près de vos préoccupations et de vous laisser entrevoir dans ce moment suspendu qu’est le théâtre une façon de vous reconnaître et de découvrir de nouvelles perspectives.
N’édulcorons rien. Restons dans l’artisanat, soyons nous-même. Je ne me vois pas aller dans les manifs avec ce genre de slogans, et pourtant, voilà ma feuille de route politique !

Jean-Louis Heckel, décembre 2018